Nicolas Delay

Né en 1977 à Drancy. Vit et travaille en Seine-et-Marne.

Nicolas Delay fait partie de ces artistes qui auraient pu passer à côté de leur vocation. [...] Delay finit par abandonner son travail et à exposer seul. De ses études, il ne validera que le volet artistique, avec en poche le conseil d’un de ses professeurs : « Inspire toi de ce qu’il y a autour de toi ».

Ses premiers travaux consistent en des collages dans lesquels on va retrouver deux éléments importants de la pratique de Nicolas Delay : la photographie, qu’il commence à exercer pour l’occasion, et les circuits imprimés, qu’il collecte depuis longtemps sans but précis, mais qui le fascinent.


TEXTE

Île de Carbone - Texte critique sur Nicolas Delay

ÎLE DE CARBONE

Texte critique

Nicolas Xavier Ferrand
Docteur en Histoire de l'art contemporain
Chargé de recherches Bourse de Commerce - Pinault Collection

"Science and technology multiply around us. To an increasing extent they dictate the languages in which we speak and think. Either we use those languages, or we remain mute."
J.G. Ballard

Le vol rétinien se pose sur d'étranges villes miniatures et monochromes. Noir carbonique, rouge hurlant, chrome limpide. On se pense dans l'un de ces univers dystopiques, présentant des cités fascinantes, on se remémore les Architectones de Malévitch.

Chacune d'entre elles produit sur nous un effet particulier, comme une distorsion de la linéarité du réel. Nous sommes sur le point de reconnaître ce qui est devant nous, et pourtant, toujours quelque chose se dérobe. A y regarder de près, ce ne sont que des assemblages, en volume, de circuits imprimés, à côté desquels s'agglomèrent d'autres parties de serveurs informatiques : cartes-mère, processeurs, ou tout autre avatar ultime de la chaîne de transformation. Ces assemblages, ce sont les œuvres de Nicolas Delay, qui les présente selon trois dispositifs : photographie, tableau (en relief), et sculpture. Chacune est une course contre-la-montre, où l'Homme cherche sa propre place dans un nouveau cosmos technologique qui avance sans l'attendre.

TRAJECTOIRE

Nicolas Delay est né en 1977. Il a passé l'essentiel de sa vie dans ce qu'on appelle « la banlieue », et pas n'importe laquelle. Drancy, en Seine-Saint-Denis. Une ville connue pour sa densité urbaine - près de 9000 hab/km², et moins de 5% d'espaces verts et son ancien camp d'internement, départ pour un autre type d'enfer humain. Grandir au sein d'un symbole de la lâcheté française, puis du péril urbanistique de la seconde partie du siècle doit avoir quelque conséquence sur le travail d'un artiste autochtone. Difficile de ne pas se sentir incarcéré dans la ville, ou plutôt dans sa version la plus suffocante qu'il s'agisse de la concentration des habitations, de la promiscuité avec les autres et la misère, du passé encrassé. Pourtant, Nicolas Delay n'est pas repoussé par ce paysage, il le trouve beau. Chaque individu reste marqué par le lieu dans lequel il a vécu, pour le meilleur et le pire, comme on demeure raviné par d'anciennes relations intimes.

La canopée urbaine de Drancy est son paysage. Nicolas Delay a appris à l'aimer, à trouver du plaisir dans cette rhapsodie d'immeubles que sont les grands ensembles. On ne peut s'empêcher de penser qu'il y a quelque chose de sa ville natale dans les œuvres de l'artiste, comme si le petit drancéen créait des maquettes afin d'enfin s'approprier la cité tentaculaire dont l'échelle n'est décidément pas adaptée aux humains.

Delay n'est en aucun cas indifférent au monde qui l'entoure. Avant d'avoir succombé à l'appel de la création artistique, il était travailleur social, et se destinait à devenir éducateur spécialisé. Il étudiait à l'IRTESS. L'attrait pour l'art a toujours été là, secondaire, indéterminé, n'ayant probablement pas assez incubé. Le virus ne tarde pas à se déclarer, avec un petit coup de boost du hasard. Dans le cadre professionnel, Delay est amené à animer un atelier créatif aux côtés d'un « véritable » artiste. La démangeaison s'accentue, se fait intolérable. Il produit dans son coin, puis finit par quitter l'IRTESS en ne validant qu'un seul module : les arts plastiques. Il en repart sans diplôme, mais avec le judicieux conseil de son professeur : « Inspire-toi de ce qu'il y a autour de toi ». Il a quitté son travail, nous sommes en 2008.

Ce qui l'entoure, c'est la ville. La ville et des circuits imprimés. Delay les collectionne sans raison particulière, bien avant d'avoir eu l'idée d'être artiste, obsédé par ces petites plaques de plastic gravées de runes de cuivre. Ses premières œuvres sont des planches de bois recouvertes d'ensembles collés : les circuits, des éléments hétéroclites, et des photographies. Delay ne photographiait pas avant tout cela, c'est la nécessité qui a commandé qu'il s'adonne à cette activité qui occupe aujourd'hui une place significative de son travail. Nicolas Delay accumule des « toiles ». Un dentiste lui en achète une, assez rapidement. L'artiste se prend au jeu et décide de s'exposer seul. Il est rapidement repéré par Watana Decaux de la galerie Beautiful Sea, qui décèle le potentiel des œuvres. Les pièces murales, en bas relief, prennent de plus en plus de volume - c'est Decaux qui lui a suggéré d'essayer la sculpture.

DO IT

Rapidement, Nicolas Delay enlève les photographies et ne conserve que les circuits imprimés, qui désormais colonisent seuls des champs entiers de représentation. C'est alors « qu'une ville a pris forme ». Simplement, le motif était encore trop présent, et Delay ne souhaitait pas être seulement « l'artiste du circuit imprimé », il était par conséquent impératif de le noyer dans la sculpture. C'est alors que la nécessité de faire ressortir la ville s'impose plus par le volume que par le dessin.

Le processus de construction reste le même depuis : Nicolas Delay fabrique d'abord un châssis en bois contreplaqué, sorte de tableau d'où surgissent des blocs plus ou moins volumineux. Cependant, cette « maquette » est inexploitable par l'artiste, qui se sent obligé de tout passer au noir avant de pouvoir y fixer les circuits, sorte de rituel irrationnel, de passage obligé, avancée d'une abysse avant la prolifération technologique. Une fois le fondu au noir accompli, comme au cinéma, les circuits apparaissent ça et là. Il y ajoute d'autres objets trouvés, le plus fréquemment d'autres parties de serveurs informatiques, mais il peut s'agir de toute autre item manufacturé. La seule condition est qu'ils soient beaux, expressifs, exploitables. Tout est vissé, à l'occasion soudé.

Delay stocke beaucoup : des circuits, des serveurs, tout ce qui peut servir ; certaines pièces mettent des mois sinon des années à trouver leur place, mais leur présence dans les réserves alimente de fait les réflexions de l'artiste sur les constructions en cours. Les formes intègrent alors les compositions et « rentrent progressivement dans [son] vocabulaire ». Lorsque la composition est jugée satisfaisante, l'artiste commence à recouvrir l'ensemble de couleur. La première fut le noir, l'artiste élaborant ici le requiem d'un certain type urbain, d'une façon de vivre le monde qu'il juge néfaste pour la planète à plus ou moins long terme. Par la suite, il agrandit sa palette de blanc, de rouge et de chrome. Chaque ton recouvre, comme on va le voir, une signification précise.

Les environnements créés par Nicolas Delay, qu'ils soient accrochés au mur, imposés dans l'espace, ou bien affichés comme photographies, sont comme des autoroutes à embranchements multiples : ils invitent à suivre bien des routes sémantiques. Le travail de Delay, pourtant loin d'être bavard, est la source de plusieurs analyses possibles.

MERCY MERCY ME

L'artiste a baptisé l'une de ses séries « Empreintes », faisant ici référence à « l'empreinte écologique, l'outil de mesure à même de calculer la capacité d'une nation à polluer, cette accumulation d'objets, cette orgie énergétique qui liposuce la planète plus vite que celle-ci ne se régénère ». Delay remet en question notre société actuelle dont le fonctionnement, les besoins, les rythmes sont en opposition avec ceux de la planète. C'est ainsi qu'on explique les titres de certaines œuvres, « empruntant » des noms de terres rares, servant de constituants de base à ces composants informatiques : Scandium, etc. Ces items qui se présentent comme l'aboutissement ultime de la chaîne de transformation industrielle, prennent leur source dans ce qu'il y a de plus naturel. Cette remarque vaut aussi bien pour les activités permises par ces machines, ces activités, dont l'épithète « virtuel » leur enlève toute gravité et toute responsabilité :

« A l'heure du streaming, du cloud, de la dématérialisation des contenus, de l'obsolescence programmée des machines rapidement appelées à devenir des fantômes, Nicolas Delay nous rappelle l'origine quasi-charnelle de la magie virtuelle. Internet n'est possible que parce que des serveurs informatiques, emprisonnés dans des tours gigantesques remplissant des salles entières, fonctionnent jour et nuit, demandant une énergie considérable et un coût écologique incalculable, tous deux bels et bien physiques. »

Cette volonté d'affirmer une inquiétude quant à l'état du monde explique le choix des couleurs et des matières. Le noir « un choix évident » selon lui, permet une projection sur l'état écologique de la ville. On tourne ici autour de l'image du carbone : la ville est noire comme si elle venait d'être « carbonisée », comme si elle affichait sa fameuse « empreinte carbone » démesurée, actant l'insondable gâchis de ressources naturelles qu'elle représente. Ce noir, c'est aussi le « silence », le nôtre, devant ce matricide auquel nous participons tous, et celui de la planète, qui lentement se tait au gré de l'entropie que nous lui imposons. C'est aussi la teinte de ces nouvelles voitures si séduisantes - la séduction n'est jamais éloignée de la répulsion chez Delay. Chaque ton employé déploie autant une puissance esthétique qu'un discours alarmiste. Les pièces blanches, de la même façon, qui nous attirent par leur douceur, leur éclat, et leur harmonie géométrique, symbolisent l'intox politique et son hypocrisie écologique permanente, chaque parti énonçant sans se démonter à chaque élection que « la planète est en danger », avant de céder aux sirènes des lobbys énergétiques et industriels deux semaines après le passage à l'isoloir. Le rouge, dont l'agressivité iconique et l'efficacité visuelle n'est plus à démontrer, incarne aussi ce monde combustion et l'urgence de sa sauvegarde. Le chrome, employé à l'origine à la suite d'une demande spécifique d'un collectionneur, flatte l'œil, attiré de façon animal par tout ce qui brille, et rappelle la fièvre des métaux, précieux ou non, celle là même qui pousse les humains à broyer la planète jusqu'au dernier morceau de pulpe, en échange du moindre denier.

Ce constat d'urgence, l'artiste l'applique à lui-même. Sa mobilisation de circuits imprimés et d'autres objets industriels trouvés s'inscrit dans une opération de récupération et de recyclage, puisque les items en question ne sont plus des déchets obsolètes et polluants, mais les constituants d'une œuvre d'art, accédant ainsi à l'éternité. Aussi, Delay est désormais en contact avec certaines entreprises qui le fournissent en serveurs informatiques hors d'usage. Delay stocke des quantités incalculables de structures, qu'il va patiemment démonter, trier, essayant de produire un minimum de déchets, et de réemployer un maximum de substance, de façon à sensiblement diminuer l'impact écologique de son propre travail. Ce faisant, Delay conclue un pacte avec la nature : ce qu'elle lui donne, il n'en perdra pas une miette. Toutes les parties ou presque trouveront une utilité. Son usage des machines abandonnées rappelle la relation que les tribus amérindiennes entretenaient avec le bison, animal qu'elles chassaient et vénéraient simultanément, et dont elles employaient toutes les parties du corps une fois la bête abattue. Les nerfs servent de cordes pour les arcs, les organes et les testicules deviennent des sacs, les os se transforment en outils, et les peaux, des vêtements comme des livres d'histoire.

Cette utilisation des objets quotidiens affilie Delay à une certaine tradition française, celle des Nouveaux Réalistes, et plus particulièrement à Arman, César et Tinguely, qui eux aussi mobilisèrent la récupération des rebuts manufacturées pour leur donner une seconde vie plus poétique. Chez Arman, les contenus des poubelles sont autant de portraits de l'homme moderne, inféodé à tout un monde d'objets. Chez Tinguely, il s'agit de remettre une part de beauté absurde dans cette mécanique bien huilée de la surconsommation et du remplacement systématique des items jugés obsolètes. Delay s'insert dans la course typiquement européenne de subjugation face au monde postindustriel, doublée d'une volonté d'y résister, au moins de façon esthétique, et de réinjecter l'humain dans ce monde d'items.

HUMAN AFTER ALL

On peut extrapoler davantage encore ce lien entre technologie et nature. Les pièces de Delay font état d'une colonisation de l'espace humain par les computers :

« Les sculptures deviennent des tours de Babel industrielles, dans lesquelles ces éléments électroniques devenus autonomes ont contaminé l'espace humain comme le feraient des champignons dans un lieu trop négligé. Elles se dressent dans l'espace de façon exponentielle, sans que la civilisation puisse les contrôler. »

Ces machines nous ont pris ce qui nous différenciait d'elles : le souffle de vie. Les voici animées d'une force et poussées vers un objectif. Alors surgit la problématique isotope à toutes les figures marquantes des grandes œuvres de la science-fiction, depuis le Moloch de Metropolis, et HAL de 2001 l'Odyssée de l'espace jusqu'aux géminoïdes du Professeur Ishiguro, en passant par les Nexus de Blade Runner. Une fois la machine pourvue d'une intelligence, une fois que le Deus ex Machina se produit, où se situe la frontière entre ces machines et nous ? De ce point de vue, les œuvres de Delay paraissent des scenarii de fiction, où les machines, construites puis abandonnées par l'Homme, prennent vie et conscience et, par vengeance ou simplement par besoin de se développer, tentent de phagocyter notre espace. L'humain, qui a créé ces outils pour le soulager de tâches pénibles, se retrouve dépassé par sa propre réalisation, dont il n'a pas mesuré toutes les implications.

Pourtant, le passage de l'anthropocène au technocène, n'est ni aussi net, ni aussi achevé. Ainsi, Delay met en scène une nouvelle forme de condition humaine, où la réalité, tristement augmentée, nous présente donc des « empreintes » qui évoquent celles qui servent à l'identification (informatique d'ailleurs) de l'Homme : « Dans le contexte actuel, le mot « digital » ferait prendre un sens entièrement nouveau à cette empreinte, qui deviendrait la preuve de l'avancée technologique de l'Homme ». A la manière de l'homme de fer dans le Tetsuo de Shinya Tsukamoto, l'humain du début du technocène apparaît lui-même colonisé par l'aspect mécanique... à moins que ce ne soit l'âme humaine qui hante les computers ?

« Pourtant, cette invasion mécanique marque la survivance paradoxale de l'Homme : l'ordinateur, qui a remplacé l'être humain, est ainsi constitué exactement comme lui, avec son « cœur », son cerveau (le processeur), ses poumons (les ventilateurs), ses veines (les câbles), et ce sont ces organes électroniques que nous expose Nicolas Delay. »

Au fond, cette manière de conquérir l'espace n'est-elle pas un réflexe typiquement humain ? Les ordinateurs agissent dans notre monde, selon des modalités parfaitement humaines.

ANOTHER DIMENSION

Cette interdépendance homme-machine est au cœur même de la présentation instituée par l'artiste. L'œuvre de Delay relève d'une schizophrénie permanente entre bidimension et tridimension. Ce qui est exposé, le circuit imprimé, était originellement dissimulé sous la coque de l'ordinateur. Par le jeu des volumes, il se projette désormais vers nous : « Les entrailles de la machine, confinées et incompréhensibles pour le néophyte, se muent en un exosquelette rutilant ». Ici l'espace du spectateur se confond avec l'espace humain au sens large, littéralement envahi par les composants, qui ont cessé de se cacher pour mieux rencontrer ses anciens maitres. La rencontre est d'autant plus rapide dans le cas des empreintes noires et chromés, la couleur sombre aspirant le spectateur à l'intérieur de l'œuvre, l'alliage emprisonnant l'image du regardeur. Une confusion ici s'opère entre l'espace narratif et représentationnel de l'œuvre et l'espace réel de la vie ; entre l'espace de l'ordinateur, supposé virtuel, et dans tous les cas emmuré sous le plastic de « la tour », et l'espace de l'homme. L'idée de faire surgir ainsi le volume lui vint en cherchant à intégrer un morceau de télescope dans une composition, avant d'être contraint à faire surgir d'autres volumes afin d'harmoniser l'ensemble. Ces masses permettent de transformer les matériaux de base. Delay les diversifie de plus en plus, amplifie notamment la présence de pièces ajourées, permettant ainsi à la lumière de circuler, accentuant d'autant la prise d'espace de l'œuvre. Il accouche alors de pièces qui sont à la fois des tableaux (puisque nous avons affaire à des œuvres quadrangulaires accrochées au mur) et des sculptures (leur tridimension est indéniable), sortes de très haut-relief obscur contant le vivre ensemble entre l'homme et la machine. Cette indécision entre les deux dimensions rappelle que nous nous situons entre deux mondes, l'informatique et l'humain, le virtuel et le charnel, le technique et le spirituel... on remarque comme les valeurs s'inversent aisément entre matériel et immatériel, entre négatif et positif lorsqu'on va d'un camp à l'autre. Cette façon de jouer avec les genres artistiques, comme avec les multiples états de densité, permet de relier le travail de Delay à d'autres créateurs. Si l'apparence évoque les œuvres de Louise Nevelson - que l'artiste ne connaissait pas à ses débuts -, on peut réinscrire sa trajectoire sur le même élan que les Combine Paintings de Robert Rauschenberg, des Shaped Canvases de Frank Stella, des Concette spaziale de Lucio Fontana ou encore des objets repeints de Bertrand Lavier. Chacun de ces artistes a cherché à dissoudre à l'acide les frontières des genres et les définitions traditionnelles, afin de rendre l'art plus apte à parler du monde, pensant que les catégories artistiques ne sont plus que des prisons dont il faut se débarrasser, accouchant d'un art préfabriqué. C'est le fond du discours de Delay, qui cherche par-dessus tout à rendre compte de la situation du monde le plus précisément possible, sans avoir à se justifier de son statut de sculpteur ou de celui de peintre.

PHYSIOLOGIE DE L'ART

Il serait cependant inexact de considérer l'art de Delay comme une mélopée lugubre sur la lente combustion du monde contemporain. Si l'artiste se méfie de la société, il n'en reste pas moins optimiste. Cette position positive est inscrite à même la peau des œuvres, dont la beauté hypnotique et la présence capiteuse s'imposent en douceur au spectateur qui pactise avec elles en ami plus qu'en ennemi vaincu :

« Les puces et les circuits ne servent plus à calculer, estimer, rentabiliser la production, mais à créer des ensembles esthétiques, pour lesquels l'Homme est le seul à avoir son mot à dire. La froideur cryptique des éléments originels est remplacée par un chromé érotique, un rouge organique, ou un noir « carbone », qui appellent davantage la caresse de l'œil que la méfiance. »

Les œuvres de Delay sont comme les meilleures réussites du design industriel : une ode au plaisir, un appel à la jouissance élémentaire, et un doigt d'honneur à l'utilitarisme. Ces agglomérations de composants électroniques s'apparentent aux Lamborghini Countach, ces voitures qui évoquent davantage des navettes spatiales découpées au laser, construites uniquement pour le plaisir esthétique et qui ne rempliraient plus les critères de sécurité d'aujourd'hui, que les moyens de transport qui nous servent à aller faire les courses, et qui ne sont guère là que pour justifier nos besoins pétroliers. Delay propose un rapport paradoxal avec ces constructions technologiques, à l'image de celui entretenu avec les grands ensembles urbains. Regardé selon la bonne perspective, eux aussi dégagent une certaine forme de splendeur. Il convient de noter que tout le travail photographique de Delay est effectué avant que les modules ne soient peints. Cette étape lui permet de trouver de nouveaux points de vue, de lire différemment son travail, afin d'obtenir l'effet désiré. Cet effet, c'est cet entre-deux humano-technologique, cette, « version douce-amère de l'Histoire en marche, dans laquelle l'Homme est encore susceptible de gagner la guerre technologique ».

Les œuvres de Nicolas Delay sont autant d'invitations au silence face à notre environnement urbain comme technologique, afin de mieux savoir les regarder. Dans ce monde régi par l'efficacité, la rentabilité, la technocratie, où la machina nous est présentée comme cet être composite, mystérieux et voué à nous remplacer, Nicolas Delay nous convie à regarder ces items avec tendresse et patience, à détourner cette course à la technologie dans une danse ludique et esthétique. Le réel n'est plus une donnée figée, mais une pâte plastique qui n'attend qu'un esprit libre pour jouer avec elle. Chez Delay, l'Homme a encore son destin entre les mains, et il comprend que les machines, pour le moment, ne sont que ce que nous décidons d'elles. Et si nous en faisions plutôt des totems, révélateurs de notre complexité, de notre capacité à jouer, de notre goût pour le beau ?

Nicolas-Xavier Ferrand
Docteur en Histoire de l'art contemporain
Chargé de recherches
Bourse de Commerce - Pinault Collection

Sauf contre-indication, les citations sont issues d'un entretien de l'auteur avec l'artiste, en juillet 2015.


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